En plein cœur

Point de départ: moi-même et moi-même (égocentrisme, bonjour) et les meubles (altruisme, bienvenu). Nous sommes réunis dans un appartement qui ne sera bientôt (mais quand ??) plus le nôtre. Comme décor pour la conversation constructive et illuminée, on a fait mieux. Elle est un tantinet figée, la conversation à l'image du tableau que nous offrons, mes meubles et moi alors que nous tolérons chacun la présence de l'autre. Toutefois, ce silencieux environnement est parfait pour l'introspection et la réflexion ; pas forcément constructive, ni l'une ni l'autre car laissée à moi-même, voilà que je commence à pédaler dans la mauvaise direction (sinon, ce serait trop facile), droit dans le canal qui est par-dessus le marché gelé. Extraits de mon parcours à l'envers : "Et si le déménagement n'aura pas lieu ? Et si la date est encore repoussée (ce qui est à présent une inévitable vérité d'une cruauté impitoyable) ? Et si, et si, et si ?????"

STOP.

(Vous pouvez soupirer de soulagement, je ne vous en voudrai même pas.)

En baissant les yeux, je remarque timidement ce qui vient de mettre un terme à ma logorrhée solitaire et hystérique : ce petit bol-là, il est nouveau, non ? Ce thé, il a une nouvelle saveur surprenante, légèrement fumée... Les vannes des souvenirs récents s'ouvrent et le flot d'images de la soirée d'adieu de mes collègues me submerge. Je ne suis plus seule, loin de là ! Ce petit bol fait partie des cadeaux qui m'ont été offerts personnellement par certains de mes collègues ; ils sont de ces attentions spontanées et presque intimes qui m'ont profondément touchée, en accord plus-que-parfait avec mes passions, mes intérêts, mes goûts. De même, ce délicat thé japonais au goût subtil de riz soufflé que j'ai si souvent dit apprécier, m'a été offert à cette occasion. Un autre geste individuel d'une gentillesse extrême et précieuse.

Puisque je vous parle de choses précieuses, venons-en au thé, un allié de taille dans tous les moments de la journée, introspectifs et non, et ce n'est pas Mme Michel qui me contredirait :

"Alors, buvons une tasse de thé.
Comme Kakuzo Okakura, l'auteur du Livre du Thé, qui se désolait des la révolte des tribus mongoles au Xii siècle non parce qu'elle avait entrainé mort et désolation mais parce qu'elle avait détruit, parmi les fruit de la culture Song, le plus précieux d'entre eux, l'art du thé, je sais qu'il n'est pas un breuvage mineur. Lorsqu'il devient rituel, il constitue le cœur de l'aptitude à voir de la grandeur dans les petites choses. Où se trouve la beauté ? Dans les grandes choses qui, comme les autres, sont condamnées à mourir, ou bien dans les petites qui, sans prétendre à rien, savent incruster dans l'instant une gemme d'infini ?
Le rituel du thé, cette reconduction précise des mêmes gestes et de la même dégustation, cette accession à des sensations simples, authentiques et raffinées, cette licence donnée à chacun, à peu de frais, de devenir un aristocrate du gout parce que le thé est la boisson des riches comme celle des pauvres, le rituel du thé, donc, a cette vertu extraordinaire d'introduire dans l'absurdité de nos vies une brèche d'harmonie sereine. Oui, l'univers conspire à la vacuité, les âmes perdues pleurent la beauté, l'insignifiance nous encercle.
Alors, buvons une tasse de thé. Le silence se fait, o, entend le vent qui souffle au dehors, les feuilles d'automne bruissent et s'envolent, le chat dort dans une chaude lumière. Et, dans chaque gorgée, se sublime le temps."

Voilà un extrait envoûtant d'une petite merveille de livre qui vaut bien un billet à part et qui, comme tous ces cadeaux réconfortants, m'a touchée, en plein cœur.


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